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Rai de lumière | 2023 - Image en regard du texte posthume d'Henri Focillon, Éloge des lampes (1945)


Éloge des lampes

C'est la nuit que naît toute pensée solenelle, et c'est la nuit qui nous approche du héros. Le jour est un marché. Nous y sommes coudoyés, foulés, palpés, vendus, emportés. On nous entasse dans un sac, où nous faisons poids et bruit avec d'autres, et nous résonnons tous ensemble. Monnaie de cuivre, nous passons de main en main jusqu'à ce que soit bien usée l'effigie de nous-mêmes. Quelle fatigue, quel acte de foi pour reconnaître ce qui fut profil d'empereur et couronne de laurier sur ce disque aplati, glissant au toucher, qui a perdu son exergue et son millesime. Le jour détruit lentement notre date dans les âges et notre identité.

La nuit nous les rend. C'est là que nous avons chance d'être identiques à nous-mêmes. Son puissant balancier nous frappe à notre effigie et non pas dans quelque matière vile, mais dans l'or. Elle est d'abord alchimiste. Elle commence par aller au fond, par séparer les parties. Dans son creuset noir, nous nous retrouvons étincelants. C'est qu'elle nous prodigue trois forces étonnantes, le silence, la solitude et la lampe. Le soleil est un chef d'oeuvre public. Ma lampe, ce trésor, n'appartient qu'à moi. je l'allume en cachette, avec la peur d'être vu. Elle m'est précieuse comme si je l'avais volée. Tout lampe qui n'est pas une lanterne sourde n'est pas digne de la nuit. Ce n'est pas sous un lustre aux cent feux que je me ressaisirai. Il me faut un faisceau net, aigu, discret et mystérieux, une lumière confidence. Une lanterne sourde, car elle ne chasse pas les ombres. Elle les pénètre et elle les respecte. Elle est là pour les faire valoir, pour que je les apprécie bien. Elle ne les éclaire pas, elle les prend à témoin, et c'est sur moi que sa lueur se pose. C'est grâce à elle que je me vois.

Il viendra un temps, absurde et terrible, où l'on ne connaîtra plus les lampes, où la nuit sera remplacée par une espèce de jour artificiel, où l'on parlera de l'âge lointain des lampes. J'ai rêvé d'une monde où régnerait une nuit perpétuelle, où les hommes et les femmes parleraient à voix basse, où, de même que nous avons un secret langage des fleurs, il y aurait un langage des lampes. Du reste elles parlent, elles crépitent, elles ont des sursauts brusques comme des appels, et puis elles reprennent leur longue continuité d'or, leur généreuse basse qui ne s'interrompt plus. Je parle des lampes d'autrefois, lampes de fer, lampes de bronze, qui vivaient domestiques, pareilles à d'antiques servantes. C'est à elles que je pense quand je dis : la lampe n'est pas seulement lueur, elle est flamme. Ce que le jour nous vole, la nuit nous le rend; ce que la nuit nous cache, la lampe nous le montre; ce que la lampe ne nous dit pas, nous l'entendons en nous.

Considérez les peintres de la lampe, Tintoret, Daumier, Rembrandt, et même Gérard des Nuits, et même ce petit Elsheimer qui, débile, n'est pas médiocre. Ils approfondissent l'univers, ils en multiplient la perspective secrète. Le soleil de Turner n,'est pas le soleil, c'est un soleil-lampe. La plupart des mots par lesquels on la désigne sous ses formes diverses ont de la noblesse et de la singularité. Lampe. Lampadaire. Flambeau. Candélabre. Torchère. Le fer se forge et se trempe au feu. L'homme se fait à la lampe. Soyez athlète, soldat, peintre au soleil. Commandez dans les entrepôts et sur les navires. Mais vous n'êtes rien, si vous n'avez pas peiné sous la lampe. J'appelle nuit, non la tombée du jour, mais le commencement de la vraie nuit et son milieu massif. Je n'entame pas l'éloge des crépusculaires, encore moins celui des hommes du petit jour, équivoques, fripés, éraillés sur les bords. Les grands nocturnes, les hommes de la nuit royale sont solides, larges d'épaules et, quand ils marchent, possèdent le sol. Tout l'art de vivre consiste à s'emparer, non du dessus mais des cryptes.



Henri Focillon, Éloge des lampes (1945 - à titre posthume) - Sambuc éditeur, préface d'Annamaria Ducci - édition annotée et présentée par Raphaël Deuff - ISBN 978-2-491181-00-0